Presse : Le Point du 2 juillet 1999

Le Point.fr - Publié le 02/07/1999 à 19:25
Un royal grenier naturel



Frédéric Lewino

Décision historique en vue : après mille ans d'un règne sans partage sur le massif de Fontainebleau, les forestiers vont devoir passer la main. D'ici à quelques semaines, la ministre de l'Environnement, Dominique Voynet, devrait annoncer au pays que le plus beau, le plus vaste, le plus fréquenté et le plus illustre domaine royal français ne sera plus géré par l'ONF (Office national des forêts), mais par un futur établissement public spécialement conçu pour l'occasion. Sa forme n'est pas totalement arrêtée. Le ministère hésite encore entre un conservatoire des espaces naturels périurbains et un parc national qui serait adapté à la situation de Fontainebleau.

Au fond, parc national ou conser- vatoire, peu importe. L'urgence est surtout de sauvegarder ce massif de 30 000 hectares qui, malgré ses 13 millions de visiteurs annuels, s'apparente à une fabuleuse arche de Noé. Il abrite la plus riche, la plus hétéroclite collection de plantes et d'animaux de toutes les plaines d'Europe de l'Ouest et centrale. Incroyable paradoxe : cette forêt entièrement façonnée par les hommes depuis des millénaires est l'un des greniers biologiques du Vieux Continent. Un recensement scientifique, mené en 1955, y répertorie 1 350 sortes de plantes à fleurs, 460 de mousses, 2 700 de champignons, 675 de lichens, 500 d'algues et 40 essences d'arbres. La faune n'est pas en reste avec 5 600 espèces d'insectes, 195 d'oiseaux, 57 de mammifères, 24 de reptiles et de batraciens... « Sur les 202 plantes protégées en Ile-de-France, le massif sert d'asile à 110 d'entre elles », explique Gérard Arnal, adjoint au directeur du Conservatoire botanique national du Bassin parisien.

Pour une douzaine de ces trésors végétaux, Fontainebleau est même devenu le dernier refuge régional. Exemples : l'ail jaune d'origine méditerranéenne, représenté par 13 pieds, l'aspérule des teinturiers, dont la racine contient un colorant rouge, la canche des marais, autrefois fréquente, le jonc à inflorescence globuleuse, l'ophioglosse des Açores, le trèfle pied d'oiseau, la discrète et fugace sagine noueuse. Sans oublier la très rare sabline à grandes fleurs, d'origine montagnarde, qui fait l'objet d'un programme de sauvetage par le Conservatoire botanique national du Bassin parisien. « Nous allons la croiser avec d'autres pieds trouvés près de Chinon afin de renforcer son patrimoine génétique », explique Gérard Arnal.

Fontainebleau permet, parfois, de faire des découvertes... inattendues. « Il y a longtemps, en me promenant à l'aube, je suis tombé sur un pendu qui était couvert de coléoptères très rares », se souvient ainsi, émue, Geneviève Meurgues, aujourd'hui sous-directrice de la Grande Galerie du Muséum national d'histoire naturelle de Paris. Mais, depuis le recensement de 1955, plusieurs espèces ont disparu. « Aussi, nous venons de décider la création d'un observatoire de la biodiversité », indique Yves Richet de Forges, directeur de l'ONF pour la région Ile-de-France.

Le rôle clé de l'homme

La chance de Fontainebleau, c'est d'être un carrefour climatique où les influences méditerranéennes, continentales, montagnardes et même boréales s'interpénètrent, permettant ainsi le concubinage de nombreuses espèces normalement étrangères. Le massif repose aussi sur un lit sableux et gréseux qui, au fil des millénaires, a modelé un paysage extrêmement varié, alternant les reliefs escarpés, les platières (grandes cuvettes de grès), les chaos rocheux, les gorges, les landes, les plaines et les plateaux.

Enfin, il ne faudrait surtout pas négliger le rôle clé de l'homme dans cette symphonie sylvestre. En exploitant la forêt, en l'enrichissant de nouvelles essences d'arbres, il a lui aussi façonné et pérennisé ce site remarquable. « La forêt de Fontainebleau est le produit d'une histoire dont l'homme est partie prenante depuis très longtemps », résume Patrick Blandin, professeur d'écologie générale au Muséum. Cette connivence remonte... au paléolithique. Cro-Magnon, qui y a laissé des milliers de gravures sur les rochers, favorisa, inconsciemment, l'expansion des espèces, comme le noisetier, dont il se nourrissait.

Mais la naissance officielle du domaine royal de Fontainebleau remonte aux alentours de l'an 1000, quand Robert le Pieux rassembla plusieurs fiefs seigneuriaux. Pendant huit siècles, la propriété des rois de France sera consacrée à la chasse. « Dès le XVe siècle, les forestiers ont su procéder à d'importants reboisements en recherchant les essences les mieux adaptées à des sols très divers », explique René-Pierre Robin, président de l'Association des amis de Fontainebleau. François Ier, qui parlait de « ses chers déserts », agrandit le domaine royal, et Henri IV, qui aimait y chasser le loup, fit percer la Route ronde.

Louis XIV, qui hérita d'une forêt devenue exsangue faute d'entretien, entreprit les premiers grands travaux d'aménagement. Il fit protéger les vieilles futaies, dans lesquelles il voyait un symbole de son pouvoir, et ordonna le reboisement de 3 000 hectares, en chênes principalement, et en hêtres accessoirement. Ses successeurs poursuivirent cette active politique en plantant tout au long du XVIIIe siècle 6 000 hectares supplémentaires de chênes, de hêtres, de charmes, de bouleaux. De nombreuses allées furent percées pour le passage des équipages de chasse à courre.

En 1786, les forestiers introduisirent les premiers pins sylvestres, si décriés depuis. Cependant, c'est Napoléon qui entama l'enrésinement massif des zones rocheuses, lequel se poursuivit sous Louis-Philippe, au point de provoquer l'ire des peintres de Barbizon (Théodore Rousseau, Corot, Millet, Diaz). Ils firent un tel scandale que, le 13 avril 1861, un décret impérial créait les « séries artistiques » protégeant 624 hectares de vieilles futaies. Pour la première fois au monde, il faut le signaler, un Etat protégeait officiellement un milieu naturel pour un motif autre que cynégétique.

En 1904, les forestiers portèrent cette surface protégée à 1 692 hectares, tout en poursuivant la plantation de 6 000 hectares de pins sur des sols trop pauvres pour accueillir des feuillus. Après ce dernier effort, Fontainebleau retomba en léthargie, car les Eaux et Forêts (ancêtre de l'ONF) n'avaient plus les moyens de l'entretenir. Une bénédiction pour la faune et la flore.

Le sommeil dura soixante ans. Jusqu'en 1970, année où Fontainebleau aux bois dormants fut brutalement réveillé par l'ONF, nouvellement créé. L'office décrète alors une cure radicale de jeunesse. A savoir une coupe rase de 42 % de la forêt échelonnée sur trente ans ! Soit le massacre à la tronçonneuse de 2 557 hectares de chênes, de 1 405 hectares de hêtres et de 3 158 hectares de résineux. L'équivalent de 10 000 terrains de football ! Les grandes manoeuvres débutent rapidement, les forestiers opérant par parcelles d'une vingtaine d'hectares à la fois. Aussitôt dénudées, elles sont plantées en arbrisseaux tristement identiques, du chêne ou du hêtre. C'est signer l'arrêt de mort de centaines d'espèces animales et végétales ! Misérablement, l'ONF consent à protéger seulement 416 hectares. La belle aumône...

Quand les promeneurs découvrent les premières parcelles ratiboisées, un sentiment de tristesse puis de colère les saisit. Sous la pression conjuguée de deux associations, les Naturalistes de la vallée du Loing et les Amis de la forêt de Fontainebleau, l'office accepte, au bout de quinze ans, de raboter ses ambitions. La surface des coupes est ramenée de 42 à 28 % de la forêt. Pour autant, ce recul ne satisfait pas les adversaires de l'ONF. L'Association des amis de la forêt de Fontainebleau continue à dénoncer l'enrésinement, la place, trop restreinte, accordée au hêtre, l'utilisation de produits chimiques et, surtout, les plantations uniformes.

En 1989, l'ONF reçoit consigne d'assouplir sa position. Il ne peut plus être question de rechercher la seule rentabilité forestière dans ce fleuron sylvicole. Son directeur de l'époque, Georges Touzet, applique alors les recommandations faites, à sa demande, par le professeur Jean Dorst, ancien directeur du Muséum d'histoire naturelle de Paris. Arrêt des coupes rases et quadruplement des réserves biologiques, dont 580 hectares sont classés en réserves intégrales où le forestier est totalement interdit de séjour (voir encadré). Pour relier les réserves entre elles, l'ONF promet de conserver 61 bouquets de vieux arbres.

Le monopole des forestiers

La futaie régulière équienne (plantation d'arbres identiques) est jetée aux orties pour une futaie « jardinée » où plusieurs essences sont conservées. L'abattage des vieux arbres est décalé dans le temps afin de préserver le couvert. Les forestiers s'engagent également à maintenir au moins un arbre sénescent par hectare pour servir de havre aux insectes saproxylophages et aux lichens, ainsi que des arbres creux pour accueillir les oiseaux et chauves-souris cavernicoles. Enfin, le recours aux traitements phytosanitaires est limité.

« Je reconnais volontiers que nous avons fait beaucoup d'erreurs par le passé, plaide Yves Richet de Forges, le patron régional de l'ONF. Mais, aujourd'hui, nous en avons quasiment terminé avec les coupes rases et l'enrésinement. Dorénavant, nous pratiquons une gestion durable qui respecte la biodiversité et le paysage. »

Trop tard ! Dominique Voynet est bien décidée à scier le monopole des forestiers sur Fontainebleau. A l'automne dernier, elle chargeait un groupe d'experts, présidé par l'ancien directeur du Muséum d'histoire naturelle, Jean Dorst, de lui soumettre un projet d'avenir pour la forêt de Fontainebleau. Fin avril, le rapport était remis à la ministre, avec quatre propositions, dont la création d'un parc national réclamée par plusieurs associations écologistes et de nombreux scientifiques. Notamment par ces fameux éco-guerriers qui, depuis 1994, n'hésitent pas à faire parler la poudre : panneaux tagués, engins de débardage sabotés, occupation d'arbres, clôtures cisaillées, jeunes plants de cèdre arrachés, clous plantés dans les arbres pour gêner l'abattage.

Seulement, au coeur du massif, là où devrait se trouver la zone centrale ultraprotégée du parc national, on trouve... la ville de Fontainebleau. Le massif est également balafré par 144 kilomètres de routes à fort débit. Tout cela est parfaitement incompatible avec l'esprit d'un parc national. « Nous courrions le risque, alors, de voir les élus des parcs déjà existants prendre le prétexte de Fontainebleau pour réclamer des routes ou d'autres équipements jusqu'à présent interdits », confie Vincent Jacques Le Seigneur, conseiller technique au cabinet de Dominique Voynet. A moins de créer une catégorie spéciale de parcs à vocation périurbaine.

D'où l'autre solution du rapport Dorst qui séduit également Dominique Voynet : la création d'un conservatoire périurbain de la nature, calqué sur le Conservatoire du littoral. Ce nouvel établissement public serait chargé d'acquérir les espaces naturels autour des villes, à commencer donc par la forêt de Fontainebleau. L'Etat lui voterait une subvention annuelle, et la gestion de ses biens serait assurée par un comité scientifique, garantissant ainsi une gestion écologique.

Quoi qu'il en soit, parc ou conservatoire, l'ONF ne sera pas pour autant évincé de Fontainebleau. Il restera, mais en tant que bras armé de l'établissement public qui lui succédera. L'office saura-t-il se satisfaire de ce second rôle ? En tout cas, les forestiers n'ont pas l'intention de se faire voler comme au fond d'un bois. Ils défendront jusqu'au bout « leur » Fontainebleau.